Les Rencarts : 42 années après le décès de Bob Marley, son souvenir dans la mémoire collective reste intact. Pourquoi ?
Erik Beck’s : La réputation non flétrie de Bob Marley vient d’abord du reggae lui-même. De ce que représente le Reggae lui-même; et de ce que lui, Bob, représentait pour le Reggae : le Messenjah ou Messager de Dieu, en français. Le Reggae est une musique expressive d’un culte ou d’un rite africain. Les esprits entrent en transe, exactement comme avec le Bisima, ici au Cameroun. Ces esprits se mettent à parler à travers des humains qu’ils choisissent comme véhicule. Le rythme et la musique du tambour et des harpes accompagnent ces manifestations. Le rythme dans ce culte particulier du Rastafarisme est le Reggae et le véhicule ou Messenjah fut Bob Marley et ses compagnons. Le message fut toute la philosophie qu’il a passé le temps à prêcher. Ce qui rend donc Bob Marley immortel, c’est d’abord le fait qu’il représentait un culte divin, une musique-culte et en fut l’un des porte-paroles les plus symboliques. Car il y en a eu d’autres. Mais l’on retient souvent un qui englobe les autres.
La seconde raison qui justifie l’immortalité de Bob Marley est ce que le Reggae représente pour l’humanité. C’est la plus grande Révolution culturelle des temps modernes. Et cette révolution a été d’un impact immense d’autant plus qu’elle est noire. Elle est l’équivalent de l’abolition de l’esclavage. Mais l’esclavage mental. Le peuple noir africain se reprend en mains et annonce sa voix par la bouche de ses ancêtres qui parlent à travers des êtres vivants, animés par eux. Il s’agit d’une musique qui touche l’âme. Voilà les raisons pour lesquelles le Reggae est devenu planétaire et Bob Marley, qui fut le plus en vue en son temps, une image emblématique. Il ne saurait donc disparaitre. À travers la date de son décès physique, on commémore cette Révolution car elle représente un moment historique pour toute l’humanité. Elle représente la libération des chaînes de l’esclavage, du Mal, de l’oppression, etc. Le Reggae est le souvenir d’une humanité libre et divine.
Bob Marley n’était pas pourtant le seul à porter le message des ancêtres. Qu’est-ce qui l’a rendu atypique par rapport aux autres ?
Le destin. Peut-être aussi le fait qu’il était métissé. Donc un pont entre les cultures du monde. Un instrument exemplaire pour transcender les clivages raciaux et sociaux. Il était à la fois un adepte typique du Rastafarisme et un moderne dans ses habitudes et choix. Mais en réalité, il a bénéficié de nombreux moyens de la part de ceux qui avaient, sur le plan marketing, réfléchi sur comment empaqueter le Reggae pour mieux le vendre. Et je pense que son caractère métis y a joué pour beaucoup dans leur choix de le promouvoir plutôt que d’autres. Voilà pourquoi je parle de destin. D’autres critères auraient pu être considérés et quelqu’un d’autre promu à ce niveau. Les autres ne sont pas restés dans l’ombre pour autant. Nous avons l’exemple de Peter Tosh qui a d’ailleurs été fait prophète et saint officiel en Jamaïque.
Bob Marley est-il décidément le totem d’un Reggae qui semble lui devoir sa survie des temps actuels ?
Ce n’est pas le Reggae qui doit à Bob sa survie. C’est le Reggae qui a fait de Bob son porte-flambeau. Il y a nuance. Le Reggae l’a choisi et utilisé. Bob n’en a été que l’instrument, comme lui-même s’en définissait d’ailleurs. Derrière Bob, il y a une machine énorme, un arsenal gigantesque fait de personnes vivantes ou mortes, d’esprits et de divinités. Il ne faut jamais le perdre de vue, le Reggae est d’abord spirituel. C’est le Reggae lui-même qui est son propre Totem. Bob n’en a que fait usage et il a essayé d’en être digne. Et il a réussi. Gloire à lui !
Le Cameroun est-il une terre de Reggae ?
En effet. Il y a d’ailleurs un rythme traditionnel camerounais dans le Nord qui est du Reggae pur. Il s’agit du Dilna, une dance traditionnelle chez les Toupouri, les Kera et les Wina, peuples présents au Cameroun et au Tchad. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les ressortissants du septentrion camerounais adorent le Reggae. Nous avons aussi des noms mythiques et pionniers comme Mystic Djim. C’est des gens à qui il faut rendre hommage. Manu Dibango a d’ailleurs enregistré avec The Wailers, le groupe mythique de Bob, Frozen Soul, qui a été le générique du journal du 20 heures 30 à la Crtv (Office de radiodiffusion et télévision nationale au Cameroun, Ndlr). Lapiro de Mbanga a lui-auusi enregistré avec Jimmy Cliff. On ne compte pas les multiples participations de musiciens camerounais dans les grands orchestres de Reggae du monde. Par ailleurs, si on tient compte du fait que selon les rapports de l’Américaine Lisa Aubrey qui a découvert Bimbia — le port d’esclaves le plus important d’Afrique –, la Jamaïque est à 80% constituée d’anciens esclaves en rébellion dans les négriers et venus du Cameroun, on peut dire que des rythmes comme le Dilna ont été exportés dans les Caraïbes.
Le Reggae ne craint-il pas de disparaitre dans le flot des nouvelles sonorités d’aujourd’hui ?
J’en doute fort. Il prend juste d’autres formes et les plus jeunes l’adaptent. K-Tino l’a joué dans du Bikutsi, Grace Decca dans le Makossa, Richard Bona, Henri Dikonguè…Il peut se mélanger à tout, s’accoupler avec n’importe quel rythme. La musique et l’histoire de l’humanité sont un cycle de choses qui partent et reviennent. Il faut juste maintenir la flamme. Nous sommes encore là. Kymaani, Sultan Oshimin, moi-même et beaucoup d’autres personnes. La Ragga aussi est encore là. Et au-delà, il ne faut pas oublier que 80% des festivals dans le monde sont encore Reggae. Lucky Dube chantait à ce propos : « Reggae in the bathroom, reggae in the bedroom, reggae is everywhere. Reggae in jail, reggae in church, everybody likes it ! ». Le Reggae a encore de beaux jours devant lui !