Senghor ? L’incarnation d’une Afrique cérébrale et érudite. Une Afrique sur le sol de laquelle apparaissent des intelligences en quête de compétences sous le ciel transalpin et promis à des lendemains glorieux, l’escarcelle remplie de diplômes. Léopold Sedar Senghor est lui également dans cet écosystème africain en ébullition, où la décolonisation est une porte qui s’ouvre vers des envies souverainistes. Lui, le gamin de Joaal au Sénégal, gravira toutes les strates de l’enseignement supérieur, rajoutant moult autres cordes à un arc déjà forgé à cette langue française dont il fut le grammairien, le premier en Afrique noire. Un nègre bon chic bon genre devant qui s’étale un tapis rouge qui le conduira jusqu’au sommet du Sénégal naissant. Désormais chef d’Etat, la Muse noire saura trouver à chaque fois le temps nécessaire pour assouvir une autre passion qui l’installera dans l’immortalité : la littérature. Une plume de laquelle couleront les belles pages d’une négritude dont il fut l’un des grands concepteurs.
Idylle d’un continent en plein fourmillement de savoirs, le « président-poète » est un spectre qui rode encore dans les souvenirs d’aujourd’hui et dont la contribution intellectuelle est une source à laquelle s’abreuvent les écrits d’aujourd’hui, ceux d’Elara Bertho notamment. Dans cette biographie dont il est l’auteur, le sociologue et chargé de recherches au CNRS de Paris refuse pourtant de succomber au dithyrambique, péché originel des analyses consacrées à l’Afrique postcoloniale, où un culte du veau d’or est fait à ceux qui en ont été les visages totémiques. Les zones d’ombre de ce tableau, enjolivé par un épisode sous le drapeau français durant la Seconde guerre mondiale, sont ouvertement désignées par l’écrivain, montrant un Senghor sous des dehors entachés de graves manquements. Autoritarisme dans la gestion politique, séparation brutale d’avec Mamadou Dia en 1962, sombre histoire de Blondin Diop écrite dans le sang, répressions de mai 1968… les fantômes de Senghor sont évacués des placards où les avaient enfermés les adeptes du dogmatisme têtu. L’on y lit aussi des connivences à problèmes avec le bourreau colonial. Francophile assumé et incorrigible, celui qui sera anobli par l’Académie française en y accédant est présenté avec équilibrisme par Elara Bertho sous les traits d’un ange de lumière aux ailes sales.
Panafricanisme
A mi-parcours entre le prosélytisme et l’anathème, l’ouvrage est aussi une invite à feuilleter de nouveau les bonnes pages de la pensée senghorienne, écrite sous une plume fiévreuse et militante. Une pensée inspirée des étincelles qui ont si souvent jailli de la confrontation entre le racisme d’une Europe dont il foule le sol à l’orée des années 30 et l’humanisme d’une Afrique en lutte contre l’ogre colonial. Narration est notamment faite sur la négritude, affirmation d’une identité noire à la manœuvre de laquelle se trouve son compagnon de lutte Aimé Césaire ; son échec à l’Ecole normale supérieure, l’humiliation vécue sous le treillis de l’armée française…sombres tranches de vie auxquelles justice sera rendue par un panafricanisme encore gestatif.
Point sensible et trouvaille majeure de la biographie, un réveil de la pensée complexe de Senghor, précurseur d’une écologie vive bien avant la prise de conscience. Une pensée robuste, développée dans les tomes de Liberté, somme de textes denses qui détaillent une pensée plurielle. Textes hélas mal connus, mal lus, peu réédités, souvent jetés sous le train qui passe, et que le travail de fourmi d’Elara sort de l’oubli. Par son postulat de départ de s’affranchir des chapelles établies, son travail sérieux et documenté, sa lucidité, Elara Bertho ajoute une pièce essentielle à une somme écrite par des prédécesseurs auxquels, du reste, elle rend hommage : un appel sans détour à regarder Senghor tel qu’il fut. Sans fard. C’est en soi une prouesse. Ce Senghor penseur reste méconnu.