C’est après un entretien au long cours, paru en 2010 dans les colonnes du quotidien belge Le Soir, que s’éveillera l’intérêt de Thierry Coljon pour ce trentenaire longiligne, au teint métissé et sans complexe dans les rimes souvent détonantes qui structurent ses chansons. Une page entière pour Stromae, musicien peu vergogneux, adulé par un public dont les oreilles bourdonnent encore d’un Papa où t’es fort en décibels. Autre chose suscitera l’attention de Thierry Coljon, l’interviewer. Il y découvre un génie enduit d’un vernis clinquant mais en dessous duquel bouillonnent moult crispations. Ses textes, fredonnés dans un chorus de frénésie au bas de toutes les estrades où il preste à travers le monde, renferment cet inassouvissement que la musique a su (vraiment ?) compenser. « Mais t’es Hutu ou Tutsi / Flamand ou Wallon / Bras ballants ou bras longs / Finalement t’es raciste / Mais t’es blanc ou t’es marron, hein. » Quatre vers tirés de Racine Carré, son dernier album, et à travers lesquels s’étale l’ambivalence d’une vie en sempiternelle confrontation avec le surmoi. Un litige à la source duquel est puisée une inspiration qui génère des records d’audience depuis plus d’une décennie.
Thierry Coljon, un brin psychanalyste, présente Stromae, Paul Van Haver à l’état civil, comme un phénomène à la recherche d’un plaisir que la cruauté du monde lui a refusé : l’affection d’un père. Le sien, l’architecte rwandais Pierre Rutare, n’a jamais vu son fils grandir, le génocide de 1994 dans son pays où il perdit la vie ne le lui ayant pas permis. «On ne me l’a pas dit tout de suite mais j’ai fait des recoupements », avait-il confié à Thierry Coljon. Première confrontation avec lui-même, une bataille avec cette intimité où siffle un froid que la chaleur paternelle aurait suffi à évacuer. Un épisode auquel s’ajoutera un autre, celui de la race. « Il a 15 ans, et chez les jésuites, à Saint-Paul, « il est le seul métis ou noir parmi des enfants qu’il considère tous comme des fils de bourgeois », relate le journaliste dans cette biographie qui évoque également les circonstances de la naissance d’une vocation pour la musique. « D’abord en empruntant le pseudo d’Opsmaestro et en camouflant sa frêle silhouette dans des baggy ».
Affirmation de soi
C’est à l’aube des années 2000 que retentira la cloche du retour aux sources, un printemps qui fera verdir sa vie, restée longtemps asséchée sous les calamités d’une société où domine l’échelle de la couleur de peau et des classes sociales. La transfiguration débutera par le look, inutilement hardcore et très peu afritude à son goût. « Stromae abandonne ses pantalons bien trop grands et les troque contre des bermudas sages qu’il associe à des polos de jeune premier rehaussés d’un nœud papillon. Aux pieds, des chaussettes glissées dans des mocassins lui montent jusqu’aux genoux », relate Thierry Coljon. Musicalement, un soleil nouveau commence à briller sur sa carrière. «Il doit évoluer, quitter le cocon du rap, pour aller voir ailleurs, innover, mêler davantage les styles musicaux qu’il apprécie depuis sa prime enfance (…) la rumba congolaise de Franco, de Papa Wemba ou de Koffi Olomide. ».
Popaul, comme le surnomment sa sœur et ses trois frères nés d’un autre mariage de Miranda Van Haver, sa mère, aura ensuite droit à sa renaissance sur le sol natal, le Rwanda. Il s’y rend après une trentaine d’années – il n’y est allé qu’une ou deux fois avec son père, à l’âge de 5 ans – et trouve un public, le sien, acclamant le retour d’un prodige au pays de ses ancêtres. « Paul est ici pour connaître l’histoire de son père et mieux se connaître lui-même. Avec sa famille, il tient à visiter le mémorial du génocide, qui, depuis 2004, marque durablement ses visiteurs, raconte Thierry Coljon. S’il termine ses deux ans de tournée à Kigali, ce n’est pas un hasard. La boucle est bouclée. Racine carrée trouve ici tout son sens, vu ses doubles racines. Stromae l’a redit sur la scène de Kigali, devant les vingt mille personnes réunies au stade, il est à moitié belge, à moitié rwandais. ».